Roxham Road 
(2017)

Comment menottes peuvent-elles rimer avec liberté? Le chemin Roxham, à la frontière du Québec et des États-Unis, est l’une de ces innombrables zones sur la planète qui donnent lieu quotidiennement à de tels paradoxes. Ainsi est-ce en espérant une hypothétique existence libérée – des bombes, de l’excision, des répressions pour idées politiques ou orientation sexuelle – que ceux et celles qui franchissent ce passage se livrent, poignets tendus, aux autorités. Infiniment moins risqué qu’une quelconque traversée en mer sur embarcation précaire, le Chemin Roxham a ceci de particulier – à la différence de ses pareils eurasiens – qu’il fait entrer le Canada, pour la première fois de son histoire, dans la liste des terres refuges pour ceux et celles qui sont mal né.e.s.

En effet, la situation géographique du pays, isolé au nord de son unique frontière terrestre – partagée avec l’un des pays les plus riches et « développés » du monde – a longtemps tenu à distance les populations vulnérables de par le monde. C’est sans doute cette nouveauté subite qui peut faire croire que le pays serait soudainement « envahi de migrants ».

Nous vivons dans un monde en guerre. Simplement la guerre se fait ailleurs que chez nous. Dans la plupart des grandes villes eurasiennes de la taille de Montréal, la réalité des réfugié.e.s entré.e.s de manière irrégulière non seulement n’a rien de nouveau, mais aussi est-elle imbriquée dans la vie sociale et partout visible dans les espaces du quotidien. (Les Parisien.ne.s croisent quotidiennement l’un ou l’autre des micro camps de réfugiés improvisés au détour d’une place, d’un pont, d’un parc ou d’une autoroute.) Seulement l’Amérique, elle, est jeune, éloignée et séparée des vieux continents par de vastes océans. Les humains ont de tout temps entrepris ces déplacements. Simplement le Québec et le Canada n’étaient pas concernés car trop ardûment accessibles. Aussi, les persécuté.e.s fuyant l’Inquisition catholique aux 15ème et 16ème siècle ne font pas partie de notre histoire vécue.  Au Québec, croiser des « personnes déplacées[1] » ayant échappé à des régimes totalitaires demeure plutôt rare. Car même au temps présent, où le Chemin Roxham voit certes entrer familles et individus par quantités jamais atteintes dans l’histoire du pays, les records canadiens demeurent une infime fraction de ses cousins (des G7 ou G20, par exemple).

La migration et la quête d’une terre d’asile font partie intégrante de notre civilisation, bien que leur incarnation concrète commence à peine à arriver aux vastes terres canadiennes.

Avec Roxham Road, J-F Lemire vient déjouer cette distance millénaire en faisant route, lui aussi, vers le chemin devenu mythique afin d’aller à la rencontre des gens arrivant en « nos » terres (que nos ancêtres ont jadis occupées et envahies, faut-il le rappeler). Avec les nano-récits qui nous arrivent comme des éclats d’existences lointaines, il amorce un bref point de contact avec les humains, bien vivants, derrière les fameux commentaires sur ce Roxham Road. Ainsi les photographies, et la poésie qui les accompagne, activent une proximité inédite avec des inconnu.e.s que l’histoire commence à peine à nous faire côtoyer. 

 

Texte de Marjolaine Arpin


[1] En référence à l’expression anglaise « DP » ou « Displaced Persons », bien connue des migrant.e.s de la Seconde Guerre Mondiale.