Pyramide Paranoïa
(2014)

Avec son projet Pyramide Paranoïa, Jean-François Lemire nous place devant les indices visuels d’une récente révolution (plus ou moins avortée): celle du peuple égyptien, printemps parmi les printemps. De ces déchaînements populaires où réseaux sociaux, blogues et autres 2.0 ont su constituer un levier de premier ordre, c’est la dimension proscrite, traquée, sanctionnée, funèbre même, qui est mise! de l’avant ici. La folie de la surveillance, gagnant de plus en plus de gouvernements au nom d’un « terrorisme » à contrer, en est venue à transformer l’internet en une « toile barbelée », comme le dit si bien Lemire. Car si les blogues et les réseaux sociaux échappent au filtre sélectif et au contrôle intéressé auxquels se soumettent les grands médias traditionnels, ils ne sont pas pour autant épargnés par les couperets de la surveillance et de la judiciarisation. 

Pyramide Paranoïa se déploie ainsi en éclats de récits captés à la volée, en micro-épisodes photographiques livrant les parcours rapiécés d’activistes menacé(e)s, arrêté(e)s ou tué(e)s  en  Égypte  – qu’on peut extrapoler à divers pays d’un bout à l’autre de la planète, et même ici, où toute résistance envers le système au pouvoir est judicieusement associée au terrorisme afin de légitimer sa répression. La séquence photographique à laquelle on nous convie, brusquement rythmée et soustraite au luxe de la prise de vue soigneusement travaillée, est donc celle des attentats portés aux révolutions populaires et à leurs acteurs, passés, présents, futurs. 

À la différence des rendus photographiques qu’on lui connaît, où la dimension picturale de chaque composition demeure frappante, on appréhende les clichés que Jean-François Lemire nous présente ici (certains captés en hâte avec un appareil photo d’apparence amateure, afin de ne pas paraître « suspect ») surtout en tant qu’éléments d’un tout, et c’est ce tout qui devient composition. La disposition saccadée, irrégulière, où chaque image se présente comme un indice énigmatique, forme un ensemble comme haletant, transpirant une tension dont le fil conducteur est à recoudre; et pour en saisir la trame, le photographe nous donne à lire les récits sous les images. Au final, nous nous retrouvons en quelque sorte face à une photographie d’espionnage, et ce, élevé au carré : Lemire se faisant l’espion d’un espionnage, qu’il documente et révèle. Et c’est! là que la facture décousue du montage, ou l’organisation visuelle apparemment désorganisée, prend tout son sens: toute en pertinence avec le registre dans lequel le photographe nous fait doublement plonger. 

 

Texte de Marjolaine Arpin